• Encontro Internacional de Antropofagia ! Thème traité, extrait 4

    3) L'homme : immigration ?


     

    Quand on parle de « banlieue », généralement très vite viennent des considérations sur « l'immigration »... Sauf que, malgré ce qui se dit et se pense, la proportion de travailleurs immigrés dans la population française est la même, avec des variables peu relevantes, depuis... les années vingt, et à vrai dire exactement depuis 1912 !  Dans les années trente, ils se répartissaient entre, d'un côté des travailleurs italiens, espagnols, polonais et juifs d'Europe centrale, ceux là fuyant les régimes fascistes et la crise agraire de leurs pays, et de l'autre des ouvriers venus des colonies françaises d'Afrique du nord, ceux-ci soumis à un régime juridique, administratif et social ségrégatif appelé «indigénat » sous le nom de « Main d'œuvre indigène » (MOI), sans droits familiaux ni d'accès à la citoyenneté, et à une carte de travail spéciale. Après la guerre, avec la reconstruction européenne, le flux européen diminua, remplacé par l'immigration nord-africaine, celle-ci systématiquement encadrée par l'administration coloniale afin de satisfaire aux besoins de main d'œuvre de la reconstruction et de la croissance industrielle.


    Sur une telle durée et au fil des décennies, une grande partie de ces ouvriers s'enracinèrent en France, faisant que la sonorité des noms français, surtout dans les classes populaires, devint peu à peu autant slave, ibérique, italienne ou arabe que française, et bien souvent un mélange de tout cela. C'est du reste mon cas, et il suffit de jeter un regard sur l'annuaire téléphonique de n'importe quelle ville industrielle française pour le constater. Dans les années soixante-dix, la classe ouvrière pouvait être évaluée à environs 10 millions de salariés, dont trois millions d'immigrés soit près du tiers, sans prendre en compte bien sûr les anciens immigrés déjà naturalisés.


    De ces trois millions, il y en avait près de deux originaires des anciennes colonies françaises d'Afrique, la plus grande partie d'Algérie, beaucoup d'entre eux installés depuis les années cinquante et même bien avant. Mais pour ceux-là, même si formellement le statut de « l'indigénat » était aboli avec les colonies, l'administration coloniale de leur vie en France continuait la même : habitations spéciales séparées des Français avec interdiction de contacts (les « foyers »), concentrés dans des banlieues, police administrative spéciale (le SAT – Service d'Assistance Technique) héritée de « l'indigénat » et formée d'anciens fonctionnaires coloniaux, prestations sociales séparées et calculées sur une autre base, interdiction familiale, droit à la naturalisation quasi impossible si ce n'est par mariage... etc. Et surtout, discrimination, racisme, enfer administratif, le tout aggravé par le confinement. Le souvenir que l'immigration nord-africaine avait participé activement, avec un courage exemplaire et massif, à la lutte d'indépendance algérienne renforçait le préjugé raciste et la suspicion de l'administration, des médias et d'une part notable de l'opinion des classes moyennes. Malgré le fait que cette part de la population connaissait les plus faibles indices de délinquance et d'incivilité, elle fut toujours traitée comme une « classe dangereuse ».  


    Ce racisme et cette ségrégation servirent aussi, bien sûr, à tenter de diviser les grandes luttes ouvrières post 1968, auxquelles les travailleurs immigrés d'origine coloniale participèrent activement pour y conquérir l'égalité des droits. Les réflexes et clichés racistes de la vieille extrême droite française et de la nostalgie colonialiste furent systématiquement mobilisés en ce sens... créant dans l'opinion publique un supposé « problème de l'immigration ». Mais quel « problème de l'immigration » ?!.. En vérité, c'est le problème de soixante ans d'administration coloniale d'un quart ou un tiers du monde ouvrier.


    Enfin en 1978, la loi du « regroupement familial » reconnut le droit des immigrés installés en France à y élever une famille... De fait, de nombreux chefs de famille, qui étaient là depuis des décennies, avaient déjà parfois réussi à obtenir la nationalité, souvent en se mariant avec une Française... Les enfants qui naissaient, évidemment naissaient français de plein droit, puisqu'il n'existe du reste aucune autre définition juridique ou politique d'un Français que le fait d'être né ou d'avoir grandi depuis la tendre enfance dans ce pays. Comme par exemple le propre ministre français de l'Intérieur et pré candidat à la présidence de la république, Nicolas Sarkosy, de père et mère hongrois.


    Mais si cela mit fin à une discrimination juridiquement insoutenable, raciste et coloniale, il n'y eut aucune autre mesure politique, familiale, culturelle complémentaire pour que cela aille au delà d'une concession de pure forme. Et même diverses exceptions de droit civil maintinrent des aspects de l'indigénat dans le droit familial concédé, notamment quant au statut de la femme. Quant à la presse, elle présenta généralement cette égalité juridique élémentaire comme un « cadeau bien généreux » aux anciens colonisés, qui de plus risquait d'altérer « l'identité » française (personne ne se demanda combien la colonisation avait altéré les identités africaines !).


    Et tout cela fut jeté dans les banlieues et abandonné au sauve-qui-peut, dans la crise sociale et économique des années quatre-vingt, le chômage de masse, le confinement et la stigmatisation des « quartiers dangereux ». Mais cela fait donc en tous cas près de trente ans que ce n'est plus d'une question d'immigration étrangère qu'il s'agit.


     


    4) L'homme : jeune, rebeu ou renoi... céfran


     


    Aujourd'hui, il est clair que les Français réels sont assez différents des Français fantasmés du cinéma de René Clair ou de Renoir. Ils n'ont pas la tête de Jean Gabin ou de Raimu. Ils reflètent le visage de l'histoire réelle et difficile par laquelle la société est passée au fil du siècle achevé... Mais la société officielle continue comme si rien de cette histoire n'avait eu lieu, se regardant dans le miroir des vieux films, du temps de « l'Empire colonial », des « revues nègres » de music-halls ou des expositions universelles des années trente où l'on emmenait les collégiens voir des « zoos humains » de sauvages indigènes des colonies...


     Difficile pour un jeune Français, dont le père originaire d'Algérie est arrivé en 1950 comme « main d'œuvre indigène », d'accepter ce miroir pour le pays où il est né et où il vit et qui est pourtant bien le sien !


    Et de l'autre côté... dans le bla-bla des parents qui bien souvent, démoralisés, tentent de sauver le rêve d'un « autre » pays, Algérie, Maroc, Sénégal... ce n'est pas tellement mieux. La réalité, souvent, est échec, misère, guerre civile, oppression familiale. « Inter urinas et faeces... »


    Déjà l'époque n'est plus à l'héroïsme romantique et mortifère de Khaled Kelkal. Parfois le refuge dans l'observance religieuse te donne un cadre, un sentiment d'amour-propre, de dignité, mais ni plus ni moins. Déjà c'est une nouvelle génération, la deuxième née ici. Déjà une culture de vie sociale a commencé à naître : rap, tags, clips.... Une façon de parler propre aux « banlieues », un « verlan » où tout ce dit à l'envers : « céfran » pour français, « rebeu » pour arabe, « renoi » pour noir, « meuf » pour femme, « ouf » pour fou ! Il n'y a pas d'issue dans un « ailleurs ». Alors c'est ici que les céfran vont devoir s'entendre avec les rebeus et les renois pour que tout le monde ne devienne pas ouf !


     

    5) La banlieue : l'incendie


     

    Ce fut tout cela qui explosa et qui devait exploser. Les rapports policiers sont clairs : le seul motif d'étonnement est que ça n'ait pas explosé bien avant. L'ennui et la rage rampaient depuis quinze ans dans toutes les banlieues. Selon le même rapport, cela fait dix ans que se brûle en France une moyenne de cent voitures par jour dans ces quartiers, à cause d'incidents épars et chroniques... ce qui fait 35 000 par an. En trois semaine, il s'en est brûlé un peu plus qu'en un an, 40 000. Pour cela, nul besoin d'une organisation, d'une planification, d'aucune conspiration. Suffisait le sentiment d'appartenir à la même réalité, du nord au sud du pays, et celui de devoir être entendu. Et suffisait un souffle sur la braise : les discours racistes et provocateurs des medias, les mesures discriminatoires de la représentation politique, du gouvernement, un souffle un peu plus fort que d'habitude dans un climat de crise politique et de tentations démagogiques.


    Les faits sont d'une simplicité ... : un résumé concentré de la vie. C'était le soir de rupture du Ramadan, la fête traditionnelle, le nouvel an musulman. Fête collective, familiale, de voisinage, où les amis « renoi », « rebeu » ou « céfran » sont invités. Il y a une heure précise pour la rupture du jeûne, après le coucher du soleil. Cinq amis entre 14 et 18 ans attendaient l'heure pour rentrer à la maison, à l'heure pile, et la trouille des gronderies en cas de retard. Ils sont allés faire un petit foot pour tuer l'heure. Après, il restait encore une demi heure. Là, au pied de l'immeuble. La patrouille est passée. Tous sont français, mais avec des « têtes de banlieue » : certains avaient laissé les papiers à la maison. Peur des embrouilles, qui peuvent durer, conduire au commissariat, avec ensuite l'engueulade des parents... Ils ont filé, en courant, la police aux trousses. Deux parvinrent à échapper. Les trois plus jeunes, acculés, sautèrent la grille du transformateur électrique de la région. L'autre patrouille arrivait, par l'autre côté. Pas d'issue. Ils ont ouvert la porte de la cabine et s'y sont blottis, dans l'obscurité, en attendant que passe la vague. Une demi heure. La police avait déjà laissé tomber. Un des mioches, dans le noir, a bougé. Il a touché quelque chose. Le court circuit a déchargé 20 000 volts en un éclair. Deux moururent carbonisés d'un coup. La coupure de courant a éteint le quartier entier, jusqu'à l'ordinateur de la police. Le troisième gamin, brûlé à 80% a repris connaissance, est sorti du piège en se traînant, a appelé par le portable, puis s'est évanoui... les familles accoururent, désespérées. Et la police quadrillant toute la région. La presse à sa suite. Le ministre de l'intérieur qui à cette heure faisait bla-bla électoral sur l'insécurité, préparant sa candidature pour 2007, déclara que c'étaient des bandits, trafiquants, délinquants, criminels. Emphatique : «  Je vais vous débarrasser de cette racaille ». En rajoutant : « Je ne vais pas pleurer la mort de deux criminels »... de 15 ans ! Peu avant, il avait déjà lancé : «  Je vais nettoyer les banlieues au Kärcher.» « Racaille », le mot a sonné lourdement, alors que le gosse survivant, dans le coma, n'était pas même encore arrivé à l'hôpital.


    Alors, l'incendie a commencé, là, dans cette cité de Clichy sous Bois. Dans la nuit, il s'emparait déjà du département entier, la Seine St Denis, qui n'est pas Paris, qui est la banlieue, mais c'est quand même là qu'a eu lieu le Mondial de Football de Paris. Ministre entêté, « racaille » devient la formule d'élection des médias enchantés. Il mobilise la réserve de la gendarmerie. Sentiment de solidarité, d'indignation, d'identification. En trois nuits, toutes les banlieues de Paris s'allumèrent. Le gouvernement mobilise 40 000 hommes de police de choc, ordonne d'arrêter, déférer aux tribunaux qui commencent à siéger en horaires extra. Les medias dénonçant en vrac : les bandes islamiques, les trafiquants, le nihilisme, la barbarie. Le reste, le monde entier l'a vu. Pendant trois semaines, la révolte s'est répandue dans toutes les banlieues de toutes les villes, grandes ou modestes, du pays entier...


    Il n'y a pas eu de morts, il n'y a pas eu de combats, il n'y a pas eu de fusillades. Des voitures brûlées et des gamins qui cavalent, en jouant plus qu'en combattant contre la police.


    A une manifestation d'indignation purement spontanée, le gouvernement a répondu par des mesures de guerre civile. Etat d'urgence, en ressortant une loi qui jusqu'alors n'avait été appliquée que durant la guerre d'Algérie, la loi de mars 1955, confirmant ainsi cette vieille mentalité de traiter les banlieues d'un point de vue colonial :


    - Couvre feu ;


    - Perquisitions sans mandat judiciaire de jour et de nuit ;


    - Loi des suspects ;


    - Menace de censure sur la presse et la correspondance ;


    - Mobilisation des tribunaux pénaux, pour condamner en cadences fordistes ;


    - Rétablissement du travail infantile (même de nuit) à partir de 14 ans pour les enfants récalcitrants.


    Une répression qui n'avait jamais connu une telle rigueur, ni en 1968, ni contre les grandes grèves d'allure insurrectionnelle de 1978-79, et moins encore quand les commerçants manipulés par l'extrême droite en 1997, brûlaient les recettes publiques et envahissaient les ministères.


    Aujourd'hui, à la mi-décembre, plus de 700 condamnations à prison ferme, de quatre mois à deux ans et demi, ont déjà été prononcées. Et maintenant, on peut donc savoir qui sont ces redoutables insurgés, barbares, bandits, musulmans, clandestins... Dans 85% des cas, les condamnés sont des enfants de 14 à 18 ans, français, d'origines populaires diverses, sans le moindre antécédent judiciaire ni même d'une main-courante. Dans l'enthousiasme guerrier, le gouvernement annonça l'expulsion immédiate et sans appel de tous les étrangers pris, qu'ils soient clandestins ou en situation régulière : sur les 1800 gamins arrêtés par la police, on n'a pas pu trouver plus de sept malheureux à expulser ainsi, parce que pour une bourde administrative ils n'étaient pas encore totalement et définitivement devenus français. Il n'y a donc aucun problème d'immigration étrangère dans cette crise.


    Si ce n'est un problème racial ou d'immigration, serait-ce alors simplement un problème de pauvres contre riches, une crise sociale ?


    Si ce n'était que ça, une explosion sociale passagère et réprimée, comment expliquer que ce gouvernement, qui est le plus illégitime que nous ayons connu depuis la guerre, justement à cause de sa politique sociale, un gouvernement qui a été honteusement défait dans trois scrutins nationaux successifs en trois ans, qui ne se maintient que grâce à une majorité parlementaire douteusement obtenue en 2002 et démentie par les électeurs dès l'année suivante, un gouvernement qui encore en octobre devait endurer les manifestations de protestation nationale d'un million et demi de salariés, comment expliquer que ce coup ci, ce gouvernement à soudain rencontré l'appui généralisé de l'opinion à 70% !?


    Comment expliquer qu'il ait pu dans cette crise sortir ainsi la droite de son isolement, et trouver l'appui de l'opinion dans une espèce de coup d'Etat feutré préparant des séries de mesures réactionnaires qu'il n'aurait jamais pu même évoquer deux mois auparavant ?


    Comment expliquer ce climat d'excitation désinhibé et d'applaudissements enthousiastes aux déclarations les plus racistes des personnages les plus autorisés de la politique, des médias, de l'intelligentsia : « La France on l'aime ou on la quitte !(2)» ; « Il faut établir un contrôle des mosquées ! » ; « Instaurer la censure sur les paroles des musiques ! » ; « Exiger des jeunes français enfants d'immigrés un serment de fidélité à la nation ! » ; « Retirer la nationalité aux enfants délinquants de naturalisés ! » ? Comment expliquer les déclarations délirantes d'intellectuels en vue, comme Alain Finkielkraut, désignant « les Noirs » comme responsables du désordre, ou Hélène Carrère d'Encausse dénonçant « la polygamie de ces gens qui prolifèrent de façon incontrôlée »... ?


    Comment expliquer que du jour au lendemain, la gauche qui se préparait tranquillement à sa future victoire électorale pour 2007, s'est retrouvée coite, sourde et muette devant les évènements, se contentant de réclamer du manque de crédits sociaux, pour finir politiquement isolée au sortir de la crise ?


    L'explosion a révélé une crise bien plus profonde de la société française, une crise qui touche aux certitudes culturelles, morales, politiques, institutionnelles, identitaires de la nation. Elle a été aussi puissante parce qu'elle a éclaté au moment politique, historique et culturel où tous ses ingrédients étaient arrivés à maturité. Ce qui remonte est un plat qui n'a jamais été digéré, qui pesait depuis des lustres sur l'estomac, et qui se trouve dégurgité brutalement. Cela s'appelle  l'indigestion coloniale. Ce plat, il va falloir le nettoyer, le préparer dans les règles de l'art, afin de le digérer cette fois pour de bon. 


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